03/10/2025

Comprendre les divergences d’adoption de l’innovation publique entre territoires ruraux et urbains

Une dynamique d’innovation plurielle : panorama et enjeux

L’innovation publique, entendue comme la capacité des acteurs publics à transformer leurs pratiques et leurs politiques pour mieux répondre aux attentes de la société, connaît aujourd’hui des formes d’adoption très contrastées selon les territoires. Ces disparités sont particulièrement marquées entre espaces urbains et ruraux. Alors qu’ils partagent l’objectif d’améliorer la qualité de vie de leurs habitants, les chemins empruntés diffèrent sensiblement dans la mise en œuvre, les leviers mobilisés et les rythmes de diffusion de l’innovation.

Selon le baromètre 2023 de l’innovation publique réalisé par la DITP (Direction interministérielle de la transformation publique), 72% des agents dans les grandes métropoles déclarent participer régulièrement à des projets innovants, contre seulement 44% dans les territoires très peu denses. Pourtant, certaines expériences pionnières naissent en milieu rural avant d’être adaptées à l’urbain. Il n’existe donc pas un modèle unique mais plutôt des dynamiques d’innovation marquées par leur environnement, leurs ressources et leurs communautés.

Tissus institutionnel et accessibilité aux ressources : des écarts francs

Urbanité et effet réseau

Les villes disposent généralement d’un capital institutionnel et relationnel plus dense :

  • Présence de pôles universitaires et de laboratoires favorisant la recherche appliquée et le transfert d’innovation. À Bordeaux, par exemple, la collaboration entre la Métropole et l’Université a permis le déploiement de dispositifs de civic tech tels que Decidim.
  • Offre large d’acteurs de l’appui à l’innovation : agences de développement, clusters, living labs, incubateurs de start-ups publiques (French Tech Bordeaux, par exemple).
  • Accès facilité à des financements européens et nationaux, comme ceux du programme Horizon Europe ou de la Banque des Territoires, concentrés sur les zones à fort potentiel de massification.

Cette densité de ressources favorise l’expérimentation et la prise de risque, ainsi qu’une certaine continuité dans le financement des innovations.

Ruralité et débrouillardise

Dans les territoires ruraux, la situation est plus contrastée :

  • Moins d’institutions de soutien à l’innovation et un maillage d’acteurs plus dispersé. Selon l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires), seulement 17% des communes rurales de Nouvelle-Aquitaine sont accompagnées par une structure dédiée à l’innovation publique.
  • Dépendance accrue à l’ingéniosité locale et au « faire ensemble » : la mutualisation des moyens humains et matériels entre collectivités y prend un sens particulier, souvent par nécessité.
  • Mobilisation de dispositifs spécifiques comme les fabriques rurales de l’innovation, soutenues par l’État, la Région ou l’Europe (programmes LEADER, Tiers-Lieux d’Expérimentation).

La faiblesse des ressources formelles y est souvent compensée par une forte cohésion sociale et un usage pragmatique des outils, à l’image des réseaux associatifs et des élus polyvalents.

Intentions, temporalités et gouvernances de l’innovation

L’innovation urbaine : planification, accélération et massification

Dans les villes, l’innovation publique répond fréquemment à des objectifs d’accélération, de modernisation et d’optimisation à grande échelle :

  • Temporalités courtes : l’innovation doit répondre à l’urgence perçue, par exemple la transition écologique dans les mobilités collectives à Bordeaux ou la gestion intelligente de l’énergie à Limoges Métropole.
  • Gouvernance multi-acteurs structurée : grands programmes partenariaux entre collectivités, acteurs économiques privés et universités.
  • Évaluation et pérennisation : le pilotage s’appuie sur des indicateurs quantitatifs et une volonté d’essaimage dans l’ensemble du territoire métropolitain.

Une enquête de France Urbaine révèle que 60% des collectivités urbaines évaluent systématiquement les impacts sociaux et économiques de leurs innovations avant toute généralisation.

L’innovation rurale : expérimentation de proximité et « couture fine »

À l’inverse, dans les zones rurales, l’innovation avance selon une logique d’adaptation patiente et d’ajustement progressif :

  • Temporalités longues : intégration progressive des nouveautés pour respecter les rythmes de vie locaux et bâtir la confiance autour des projets.
  • Procédés itératifs : expérimentation à petite échelle, souvent centrée sur la résolution de problèmes concrets (mobilités souples, inclusion numérique, revitalisation des centres-bourgs).
  • Gouvernance informelle et ascendante : portage direct par des élus de terrain, des collectifs citoyens ou des associations, avec une faible hiérarchisation.

Le projet « Ruralitic » mené à Eymet (Dordogne) a notamment démontré qu’une approche collaborative, impliquant école, mairie et commerces locaux, pouvait accélérer la transition numérique tout en respectant les codes locaux.

Des leviers de transformation contrastés

Approches technologiques : du smart au low-tech

Les territoires urbains privilégient les solutions technologiques avancées. Les villes testent, par exemple :

  • Le recours accru à la donnée via les plateformes d’open data pour améliorer l’action publique (rapport OpenData France 2023).
  • L’usage de capteurs intelligents pour la qualité de l’air, la vidéoprotection ou la gestion prédictive des réseaux (cas de Pau avec son système SmartCity).
  • Les applications mobiles pour la participation citoyenne ou la gestion en temps réel, tel le dispositif « Ma Ville Facile » à La Rochelle.

En ruralité, la préférence va souvent à des innovations frugales (low-tech), connectées aux besoins premiers :

  • Expérimentation de services mobiles ou mutualisés : bus numériques itinérants dans le Lot-et-Garonne, cabinets médicaux connectés à distance en Creuse.
  • Déploiement progressif du très haut débit, parfois via des festicamps ou chantiers d’auto-construction portés par les usagers (source : Insee Nouvelle-Aquitaine, 2022).
  • Solutions de proximité pour lutter contre la désertification commerciale, comme les guichets multiservices ou le commerce ambulant solidaire.

Positionnement de la participation citoyenne

Dans l’urbain, la participation est souvent structurée autour d’instances formelles (conseils citoyens, budgets participatifs). En 2023, Bordeaux Métropole a alloué 2,5 millions d’euros à des projets issus du vote citoyen (source).

À l’inverse, en ruralité, la proximité relationnelle favorise des dispositifs plus informels, où les échanges directs, la mobilisation spontanée et le portage par les acteurs de terrain priment sur les outils numériques.

Exemples concrets : quand l’innovation épouse la géographie

Grand Poitiers : massification et pilotage centralisé

En milieu urbain, le projet d’autopartage électrique de Grand Poitiers illustre la logique de massification : des dizaines de stations déployées en deux ans, financements croisés, évaluation annuelle et ambition de réduire l’usage de la voiture individuelle de 10% à l’horizon 2025.

Gironde rurale : guichets multi-services et entraide

À l’opposé, à Blanquefort-sur-Briolance (Lot-et-Garonne), la mairie a ouvert un point multi-services regroupant agence postale, dépôt de pain et espace de visioconférence médicale. Ce modèle hybride, qui a su créer 2 emplois locaux, s’est inspiré des besoins exprimés lors de réunions d’habitants (source : CGET).

Pays basque : tiers-lieux ruraux et inclusion numérique

L’association Lan Berri développe des tiers-lieux numériques en zones rurales du Pays Basque. Ces espaces, co-construits avec les habitants, offrent accès à Internet, coworking et ateliers de sensibilisation. La fréquentation a été multipliée par 3 en deux ans, preuve de l’adaptation réussie à un contexte éloigné des grandes infrastructures.

Quels défis à moyen terme ?

Si ces deux dynamiques sont complémentaires, elles doivent aujourd’hui se nourrir davantage l’une de l’autre. Parmi les défis soulignés par le rapport Territoires d’Innovation de la Caisse des Dépôts (2022) :

  • Réduire la fracture territoriale en connectant mieux les écosystèmes d’innovation, via la mobilité des talents et le partage de bonnes pratiques.
  • Adapter des solutions technologiques aux usages locaux sans reproduire le « solutionnisme » urbain dans les campagnes.
  • Renforcer l’ingénierie humaine pour accompagner les élus ruraux, souvent en manque de compétences numériques ou d’expérience en conduite de projets.

L’enjeu est enfin de renouveler les alliances : partager les retours d’expérience, mutualiser des outils, expérimenter ensemble sur la transition écologique et les nouveaux usages du numérique, au service d’un développement territorial équilibré et inclusif.

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